2022
The path, diameter 50cm, painting on glass
Pond, diameter 50cm, painting on glass
Dark lake, diameter 50cm, painting on glass
Behind the trees, diameter 50cm, painting on glass
Dark lake, diameter 50cm, painting on glass
Behind the trees, diameter 50cm, painting on glass
Orbes
Le jour où le monde a arrêté de se fissurer, j'étais tranquillement assise dans la cuisine, une clope au bec.
J'ai repensé à ce meuble que j'avais retapé quand j'avais vingt ans, j'ai tourné la tête et il était là. J'ai pensé qu'il fallait que je le traite pour les vers à bois, car j'ai vu des petits trous sous le plateau récemment. Je me suis dit qu'il n'allait pas pour autant s'effondrer et disparaître. La continuité des choses m'est alors apparue.
L'orbe parfait existe et n'existe pas en même temps.
Le politicien dit : « je n'abandonnerai pas ceux que la vie a cabossés ». D'abord, il ment, mais ensuite, qui n'est pas cabossé ? A quelle aune mesurer le non-cabossement ? L'homme de Vitruve ?
L'orbe parfait est une construction de l'intellect. Platon recherchait l'harmonie des sphères, pour lui c'était une musique. Peut-être est-ce une musique.
Mon mari chantonne dans son sommeil. Je crois qu'il rêve qu'il écrit des chansons. La coïncidence de ma réflexion sur la musique et de son chant est un orbe parfait.
Quand j'écoute Bach j'ai l'impression que quelqu'un me masse le cerveau. Je me dis que c'est la splendeur mathématique.
Je pourrais dé-modaliser mon discours. Ecrire des aphorismes. Je ne sais pas si les aphorismes sont des orbes parfaits ou les pires mensonges. Je ne sais pas.
Je sais que j'aime les cruches cabossées de Sophie Dupré. Sophie m'a dit : « j'ai pensé que tu pourrais peut-être te relier ». Elle sait que moi aussi je suis une cruche cabossée. Je ne me vexe pas, elle a raison. Je suis néanmoins aussi un orbe parfait. Tout comme toi.
La beauté est là.
Dans l'accomplissement de cette trajectoire.
De l'Orient à l'Occident,
Et de l'Occident à l'Orient.
J'ai longtemps fait détour par le monde Grec,
Il faut toujours un point A et un point B,
Mais ces points sont relatifs,
Par essence.
Eli, eli, lama sabachthani, aurait dit Jésus en mourant sur la croix. Mon dieu, mon dieu, pourquoi m'as-tu abandonné. A ce moment d'incrédulité et de détresse, peut-être de désespoir, il comprend soudain que Dieu n'existe pas, et qu'il n'est pas le Christ. Ironiquement, il ressuscite. Mais la mauvaise plaisanterie réside essentiellement dans le fait qu'il monte au ciel presqu'immédiatement après son retour.
Lui qui était enfin déterminé à vivre.
Dans son récit intitulé La Douleur, Marguerite Duras rapporte que Robert Antelme à son retour de Buchenwald défèque un jus vert pendant des semaines. Ce jus a une odeur non humaine. Une odeur d'humus. Puis petit à petit Robert Antelme reprend des forces et revient parmi nous. On ne sait pas s'il peut revenir complètement, s'il revient complètement. Pourtant il revient, et il écrit L'espèce humaine, qui paraît en 1947. Il y décrit ce que devient l'homme réduit à son essence : le besoin de manger et la conscience de vivre.
Dans Noces, Camus écrit : « Au sortir du tombeau, le Christ ressuscitant de Pierro Della Francesca n'a pas un regard d'homme. Nul bonheur n'est peint sur son visage - mais une sorte de grandeur farouche et sans âme, que je ne peux m'empêcher de prendre pour une résolution à vivre ».
Le Christ revenu marche nu mais il marche. Il sait ce qu'il a vu et il le porte dans son regard. Il n'a pas un regard d'homme et pourtant cette conscience de la souffrance lui donne son humanité. Son regard n'est plus tourné vers l'au-delà, ou l'en-deça, il est au rebours même de l'extase ; le regard du Christ revenu est ancré très loin en arrière, il parcourt tout le trajet depuis son sacrum jusqu'aux globes oculaires – orbe parfait. Son regard est aussi bien celui d'un animal, c'est à dire parfaitement présent, avec quelque chose en plus, qui est la conscience d'appartenir à l'espèce humaine.
Dans le monde déshumanisé d'Alphaville, le mot « conscience » n'existe plus. Qu'est-ce que la conscience ? Demande Anna Karina. Les habitant d'Alphaville regardent depuis la surface de leur globe oculaire et leur langage est stéréotypé.
Le Christ marche nu, cabossé, et son âme est ce geste qu'il propose au monde, absolument singulier et pourtant absolument commun.
Les sculptures de Sophie ressemblent à des ciboires, mais des ciboires sans Dieu, c'est-à-dire, réels. Sophie écrit que ses coupes sont « très proches de l'effondrement, et pourtant, elles se dressent » ; elles sont « cabossées mais debout et dansantes ». Comme s'il était impossible de les réduire.
Robert Antelme écrit que L'homme n'est rien d'autre qu'une résistance absolue, inentamable, à l'anéantissement.
Isabelle Blandin